Présentation
Ma pratique de sculpture et d’installation s’enracine dans une mémoire intime, celle d’une enfant unique traversant les chantiers, les déchetteries et les entrepôts de matériaux. Dans ces espaces, j’ai rencontré les matières premières, plâtre, cuivre, carrelage, PVC, poussière, chalumeau, filasse, laine de verre, silicone. Mais j’y ai aussi vu les corps, les gestes qui usent, les cheveux qui blanchissent, les dos qui ploient, les blessures qui s’accumulent et les fatigues corrosives. Ces corps à l'ouvrage, travaillés par le travail m’ont marquée dans ma chair. Devenue sculptrice, j’ai retrouvé dans l’atelier ce monde de poussière, de charges lourdes, de feu et de sueur : un lieu où l’engagement physique est total, la matière y impose ses résistances, et le corps devient outil autant que réceptacle.
J'ai d'abord raconté mon père, pour ensuite convoquer les autres : les invisibles, les précarisés, les usés. Ces corps marginalisés, minorés, sont absents du récit dominant, celui qui érige la figure du corps productif, solide, dressé et performant. Les rendre visibles, c’est exposer leur vulnérabilité, c’est rappeler qu’ils sont nos parents, nos proches, nos ascendants, nous les enfants de ces lignées laborieuses, sommes devenus transfuges à la sueur de leurs fronts.
Mon travail interroge ainsi les relations sensibles entre le corps et l’espace de travail : ce territoire où le langage s’efface, où la parole se brise en râles, où la subjectivité se dissout sous la contrainte. J’active cette mémoire par la personnification d’objets usuels et domestiques. Déplacés, pétrifiés par la céramique, ces objets se figent dans une temporalité suspendue, latente, ralentie, arrêtée comme pour inverser l’ordre de la productivité. Par analogie, ils deviennent fragments de corps altérés et en transformation ou peut-être en résistance.
À travers ces gestes, il s’agit de revaloriser l’ordinaire, d’accorder une visibilité à des existences minorées, de donner forme à des temps en pause. La céramique, par son histoire ambiguë entre utilitaire et artistique, devient ici le médium idéal, un lieu où se déposent la mémoire du travail et des gestes pour revaloriser les présences effacées. L’espace de l’atelier devient un lieu de résonance sociale, où la poussière, la lourdeur et la fatigue se transforment en matière poétique. Entre anthropologie sensible et geste plastique, ma pratique est une archéologie de l’ordinaire, où chaque fragment raconte autant l’épuisement que la dignité des corps.